Tendres guerres

Le cadeau du conflit.

Mai Anne Bénédic
The Resilients

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Article bilingue illustré paru dans la revue indépendante d’architecture et d’édition Pli (#03 « Conflit », 2017) • English: “Tender divides

Conflit, altérité (signe extrait du langage non-verbal auto-initié Speechless)

Le conflit est souvent assimilé au désaccord, au combat, à l’altercation. Dans sa relation avec le commanditaire, l’architecte ou le graphiste tend à considérer la divergence comme une entrave à la création menaçant de dénaturer la vision de son auteur·e. Tout se passe comme s’il fallait lutter avec cet autre qui s’oppose à notre désir, contrarie notre intention, compromet la réussite d’un projet.

Pourtant, le mot « compromis », du latin compromittere qui signifie « promettre en même temps », suggère la possibilité d’un échange de promesses au cœur même de l’opposition. Pro-mettre, c’est mettre devant ; construire les bases d’une projection. « Promettre en même temps », c’est oser une projection commune, et ce faisant, se lier.

On voit ici poindre une dynamique apparemment étrangère à celle du conflit. C’est celle de l’acceptation, de l’échange de vœux, de l’engagement. Autrement dit, du mariage. Comment concevoir un tel renversement des forces à l’œuvre ? L’acception commune du mot « conflit » ne masque-t-elle pas une réalité plus complexe, riche de potentialités et d’horizons ?

Dans tout ce qu’il implique d’adversité, le conflit ne laisse-t-il pas entrevoir la possibilité d’une véritable rencontre avec l’autre, devenu partenaire ?

La pensée naît dans et par le langage. Agir sur le langage, c’est impacter la pensée.

Contrainte

L’existence des Arts Appliqués dépend d’une contrainte extérieure, d’un autre qui aurait un besoin et un désir. Sans commanditaire, pas de commande. Or l’altérité, c’est par définition le conflit — ce qui entame l’unité d’un tout. L’architecte ou le graphiste doit non seulement confronter sa volonté d’expression au réel (lois physiques, normes de construction, contraintes budgétaires…), mais aussi à la réalité d’une autre individualité capable de projection et d’attentes.

Au-delà de cette guerre des egos, le conflit décrit la difficulté de concilier des impératifs. Tout le défi de nos métiers tient ainsi dans la résolution quotidienne de problèmes. L’ajout de contenus au sein d’un ouvrage peut entraîner des ajustements typographiques. De même, l’intégration de nouveaux espaces au cahier des charges d’un bâtiment peut amener à réagencer les surfaces. D’une manière ou d’une autre, la nécessité de déjouer des contraintes sans cesse renouvelées semble avérée.

Inhérent à toute collaboration, le conflit comme altérité paraît inévitable en tant qu’il constitue la condition même de nos métiers, et le pain quotidien du créateur. Mais cela en fait-il pour autant un « mal nécessaire » ?

Échange, dialogue (extrait du langage de signes auto-initié Speechless)

Disruption

Le conflit est disruption. Il impose une rupture dans la linéarité d’un projet ou d’une intention. Face à de nouveaux questionnements, il s’agira de pondérer. C’est donc notre rapport à l’arbitrage qui est en cause. Si l’on s’en tient à la vue cartésienne de l’homme — celle d’un in-dividu, ou être non divisé, dont la capacité de trancher dépendrait de sa seule volonté — , le conflit apparaît comme un frein à l’action en ce qu’il introduit un trouble. Une dissonance cognitive.

C’est la naissance d’un conflit intérieur. Les ambitions d’un commanditaire pourront être revues à la lumière d’une nouvelle contrainte technique ou financière, sinon d’un argument convaincant. Dans cette déstabilisation d’un système tout entier de la pensée, il faudra créer de nouveaux paradigmes et réenvisager son approche d’un problème, souvent dans l’urgence.

Pourtant, le recul et la capacité de remise en cause ne sont-ils pas nécessaires à toute création ? Lorsque l’idée jaillit, n’y-a-t-il pas volonté de subversion dans l’esprit de celui qui cesse d’affirmer « Voici ce qui est » pour demander « Et si cela était ? » ?

Alternatives

Toute réflexion part de l’expérience d’un conflit. Il faut qu’il y ait problème pour qu’émerge une problématique. À l’inverse, un monde ou tout ferait évidence n’offrirait aucun prétexte au développement de la pensée. S’il n’existait qu’une façon de construire des édifices, à quoi rimerait-il de défendre des partis pris auprès d’un commanditaire ?

C’est cette richesse d’alternatives que le conflit met en évidence. Là où le même produisait le même, la rencontre avec l’altérité entraîne un décloisonnement. C’est la réalité toute entière qui est décuplée, dévoilant ce que Steven Johnson nomme « le monde adjacent des possibles », cette « carte révélant toutes les façons par lesquelles le présent peut se réinventer ».

Alors que l’esprit suivait un cours logique menant de A à B (pensée linéaire), un nouveau type de pensée naît qui permet d’emprunter des chemins nouveaux et d’atteindre une infinité de destinations. C’est la pensée dite arborescente, analogique, latérale ou encore créative, qui imagine des liens et réconcilie les contraires. C’est le geste d’un humain qui ose entrer en conflit avec le réel.

Car créer, c’est tenter de résoudre une frustration vis-à-vis de l’existant. C’est établir ce qui était jusque là absent. Extraire une réalité du champ des possibles pour l’incarner dans l’existant— ou pour le dire autrement, éditer le réel. En atteste l’origine latine du mot « édition » — edere, « sortir, mettre dehors ».

L’architecte qui érige un immeuble n’édite-il pas le paysage urbain, de même que l’éditeur transforme nos bibliothèques en publiant un ouvrage ?

Altération

Le conflit est avant tout espace d’expression. Exposer ouvertement un désaccord, c’est s’offrir du même pas la possibilité de mettre à nu contrariétés et incompréhensions. Un effort conscient s’impose : il s’agira non seulement de comprendre ce qui en l’autre nous échappe, mais aussi de tenter de se faire comprendre. Assorti d’humilité et de curiosité, le conflit est une opportunité de rencontre. Argumenter, n’est-ce pas au fond espérer rejoindre l’autre sur une « même longueur d’onde » ?

Se soumettre à l’épreuve d’un jugement extérieur, c’est aussi se donner l’occasion d’articuler sa démarche, de la perfectionner. Voilà l’autre facette du conflit : celle de la construction, à l’image de l’idéogramme chinois du combat dont la forme évoque la lutte (les poings des boxeurs) et l’encastrement (les tenons et mortaises du menuisier).

Loin d’être une impasse, le conflit devient alors un point de départ, une élaboration. Ceci se traduit d’ailleurs jusque sur le plan biologique : pour tenter d’appréhender l’inconnu, le cerveau humain crée de nouvelles connexions neuronales ou chemins cognitifs — transformant l’architecture même de la pensée.

Vivre pleinement l’altérité, c’est en ce sens accepter d’être altéré. C’est être mis en mouvement jusque dans sa chair –être « animé ». Ce n’est peut-être pas le conflit qui est à craindre, mais notre incapacité à le transcender pour libérer le potentiel d’une association.

Répertoire extrait du langage de signes auto-initié Speechless

Passion

Là où naît le conflit, vit la différence.
Là où naît le conflit, meurt l’indifférence.

Cette dernière est hermétisme. À l’inverse, le conflit a le pouvoir d’interpeller et de susciter la passion — or n’est-ce pas ce dont nos sociétés ont besoin, aujourd’hui sans doute plus que jamais ? Dans un monde désenchanté, comment espérer relever les défis qui nous sont posés ? Comment impulser l’action, si ce n’est au prix d’un profond ébranlement des consciences ? L’humain habité n’est-il pas le seul à même de créer de la valeur ? Le dissensus n’est-il pas plus riche de progrès que le consensus ? La vivacité du corps à corps, plus fertile que la mollesse de l’accord ?

Au niveau individuel comme collectif, l’adversité invite à se dépasser. Au fil des siècles, elle a permis à l’humanité de développer des qualités précieuses sans lesquelles nombre d’innovations n’auraient jamais vu le jour. La créativité. La force de projection. La résilience.

Dans la dissension, la difficulté consiste sans doute à trouver l’équilibre entre affirmation et lâcher prise. Défendre ce en quoi l’on croit, et abandonner en même temps toute rigidité de la pensée. Accepter d’être contrarié afin que puisse éclore un débat, une danse de l’altérité.

Sous cette lumière, le tumulte, la révolte et la destruction apparaissent comme des mouvements nécessaires à toute création.

Le conflit ne promet-il pas la rencontre avec l’autre et le monde — à l’image du yin et du yang qui par le contraste créent l’harmonie ? Comme l’écrit Nietzsche, ne faut-il pas “porter en soi un chaos pour mettre au monde une étoile dansante” ?

Fertilité

Une mise en page apparaît vivante lorsqu’elle comporte une tension, un déséquilibre maîtrisé permettant au regard de circuler sans jamais se perdre. L’expression « atomes crochus » abonde dans ce sens. Avant le temps de la complicité vient celui du heurt, où s’éveillent en soi une frustration et une interrogation.

Sublimer le conflit, c’est ainsi viser la pacification interpersonnelle. Mais c’est aussi se donner les moyens de résoudre le divorce à une échelle supérieure. Dans la pleine force de la complémentarité, il nous appartient d’imaginer les histoires de demain. Celles qui permettront, peut-être, de réconcilier l’homme avec lui-même et le monde.

Créer des espaces de vie et d’expression, c’est féconder le présent — et par là-même, façonner les mentalités futures. C’est enfanter ce cercle vertueux d’innovation ou feedback loop (boucle de rétroaction) dont parle le philosophe des media Marshall McLuhan. C’est bâtir, enfin, une synergie perpétuelle entre cerveau, outil et environnement.

Pour reprendre les mots de Martin Luther King, ne faut-il pas « inventer une méthode qui rejette la vengeance, l’agressivité et les représailles » ? Cette méthode ne porte-t-elle pas tout simplement le nom d’amour ?

La revue indépendante d’architecture et d’édition Pli (#03 « Conflit », 2017)

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Mai Anne Bénédic
The Resilients

Art director • Copywriter • Creator of nonverbal language Speechless | somehow-studio.com #DeepAdaptation #Collapsosophy #Ecopsychology #Ecofeminism #Reclaim