Photographie issue de la série Monumental Propaganda par Donald Weber

Histoire(s) immémorielle(s)

Vouloir faire table rase du passé a-t-il un sens ?

Mai Anne Bénédic
The Resilients
Published in
11 min readJul 19, 2019

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Introduction bilingue du livre photo-documentaire Musée Immédiat : photographier les pays de l’Est de l’Europe en période de transition culturelle (Essarter Éditions, 2017) • English: “Far, Far Away

Du grec historia qui signifie « enquête », l’histoire tente de raconter l’expérience humaine et de comprendre ce qui a pu orienter son cours. Scrupuleusement maîtrisé dans nos manuels scolaires, ce récit se veut objectif, linéaire, figé. Tout se passe comme s’il s’agissait de dérouler le fil d’une histoire déjà écrite.

Pourtant, il n’est d’histoire que construite. Une évolution n’est considérée comme telle qu’après un effort d’analyse et de synthèse. Une succession d’évènements n’apparaît logique qu’à condition d’établir par la pensée des relations de causalité. Le passé étant par essence ce qui n’est plus, toute observation directe du fait historique paraît impossible : l’histoire ne se livre à nous qu’à travers ses traces.

Chercher à comprendre une civilisation, c’est s’intéresser à son économie, à sa psychologie et à sa technique, pour ne citer que ces derniers. Le récit historique se nourrit en cela d’une constellation de récits. Le témoignage en est la forme la plus évidente — mais le discours scientifique qui s’efforce de faire parler le vivant n’est-il pas déjà narration ?

Si l’histoire est une science en ce qu’elle vise une connaissance objective du réel, elle n’apparaît pas moins soumise au prisme des subjectivités. C’est à travers nos consciences que s’élabore ce que nous nommons « histoire » : une tentative de restitution, une interprétation, un témoignage, une fable.

Ne faut-il pas alors prendre l’étymologie au pied de la lettre et voir en l’histoire une enquête — une quête de réponses, plutôt qu’un aboutissement ? Que penser de la volonté de certains régimes d’instaurer une « mémoire officielle », suggérant l’existence d’une vérité absolue partagée par tous ?

« Dans les rues de l’Arsenal, Dougavpils, est de la Lettonie, Janvier 2017 », photographie par Mathilde Vaveau

Effacer le passé : la nécessité du tri

Plus de vingt ans après l’indépendance de l’Ukraine, les lois de « décommunisation » promulguées par le président Porochenko en 2015 manifestent une volonté de rompre avec le passé. En témoignent l’interdiction du parti communiste, la chasse aux symboles soviétiques et le démantèlement de statues désormais perçus comme les stigmates d’un temps que l’on aimerait oublier.

Pour Volodymyr Viatrovych, historien à la tête des lois mémorielles et directeur de l’Institut de la mémoire nationale : « Ces monuments renvoient à une période de répression des libertés individuelles. C’est pour cela qu’ils ne doivent pas se trouver dans nos rues. Parce que tout ce que l’on voit dans l’espace public forme notre conscience. Et moi, je ne veux pas que mes enfants marchent dans cette ville en regardant des monuments dédiés à des assassins¹ »

Effacer des décennies de domination russe pour rejoindre les rangs des « bons élèves » de la démocratie, tel est l’espoir de l’Ukraine. Ce grand ménage historique est celui d’un pays exsangue marqué par la guerre du Donbass, dont le bilan rapporte plus de 10 000 morts². Face aux républiques autoproclamées de Donetsk et Lougansk, réaffirmer l’indépendance de l’Ukraine envers l’ancienne mère patrie s’impose comme une priorité. Mais les lois mémorielles répondent aussi à un paradoxe quotidien. Alors que les manuels d’histoire présentent depuis longtemps Lénine comme un criminel, la grande majorité des villes possède encore en 2015 une effigie de ce dernier, ainsi que des rues et des places nommées à la gloire du parti.

Tuer le mot, c’est tuer le concept. Renommer les lieux associés à la soumission, c’est, croit-on, briser ses chaînes.

Pourtant, quand l’émancipation passe par la démolition d’œuvres, d’objets et de lieux destinés à devenir bientôt les derniers témoins d’une page de l’histoire, peut-on encore parler de progrès ? Ne court-on pas le risque de transformer l’enjeu vital de la mémoire en un jeu de discours oblitérant le vécu intime ? Dans des villes comme Kiev où la grande majorité des bâtiments date de l’époque soviétique, chercher à faire table rase du passé a-t-il même un sens ?

Photographie par Kate Motyleva

Le tri, inséparable de la mémoire

Construire une « mémoire collective », c’est estimer que le souvenir doit être institutionnalisé. L’estampiller d’un cachet moral pour relayer les valeurs officielles. On décidera ainsi que certains évènements valent d’être célébrés en tant qu’ils correspondent à notre projet pour la nation. Inversement, on relèguera dans l’ombre ce qui dérange. D’une manière ou d’une autre, il s’agira de réécrire, façonner et tronquer le passé pour n’en garder que ce que l’on juge acceptable.

Si de telles démarches peuvent être envisagées, c’est sans doute parce que le tri est dans la nature même de la mémoire. Faculté de connaître, cette dernière fixe l’information et la conserve, mais elle le fait de manière partielle et différenciée. Sans rejeter ceci pour retenir cela ; sans mettre de l’ordre dans nos souvenirs ; comment retrouver plus tard l’information recherchée ? Sans abandonner certaines conceptions, comment élaborer la pensée ? Pire : à défaut de distinguer l’avant de l’après et de filtrer les informations qui pénètrent en continu notre esprit, comment ne pas sombrer tout court dans la folie ?

L’enjeu de l’oubli dépasse pourtant celui de la connaissance : il est aussi enjeu de défense. Si l’expérience nous était intégralement restituée par la mémoire, nous serions condamnés à revivre en boucle les souffrances du passé. Sans une certaine amnésie, il serait impossible de sortir du traumatisme, et toute tentative de reconstruction serait vaine.

L’oubli permet d’écarter les réalités indésirables. De vexations en obligations et jusqu’aux preuves tangibles qui contredisent ma pensée, il ne restera en somme que ce qui arrange ma conscience. Là est tout le paradoxe de cette mémoire que l’on dit « sélective » — frappant d’oubli ce qui heurte, faite d’altérations volontaires et involontaires, de réminiscences spontanées et d’oublis choisis.

Loin de constituer une menace, l’oubli protège l’individu sur le plan psychique. Mais il permet aussi de créer les conditions d’une vie communautaire. Car si nous ne refoulions³ pas certains désirs et pulsions, quelle paix sociale pourrions-nous espérer ? Si l’homme était incapable d’oubli, saurait-il seulement pardonner ?

Photographie par Vladimir Rakitsky

La mémoire, constitutive de l’identité

Ce qui apparaît en filigrane, c’est la question du contrôle.
L’histoire se distingue en ceci de la mémoire : alors que la première peut être contée par autrui, la seconde implique un rapport intime à l’évènement. On ne peut pas dicter le souvenir : celui-ci renvoie nécessairement à un vécu, c’est-à-dire à une subjectivité. Pour le dire autrement, toute mémoire est par essence individuelle.

Comment concevoir alors une mémoire ayant trait à des évènements vécus identiquement par tous ? L’expression « mémoire officielle » ne relève-t-elle pas de l’oxymore ? Que nous dit-elle, enfin, de ceux qui se plaisent à l’employer ?

La mémoire permet la constitution d’une identité. Pour savoir qui je suis, il me faut savoir qui j’ai été et croire en un continuum de mon être. Pas de présent sans passé ni sans avenir. On ne pourrait ni se connaître, ni se projeter, si l’on n’avait conscience de ce qui nous a formé.

Dessiner les contours d’une mémoire officielle revient ainsi à faire le vœu d’une identité transcendant l’échelle individuelle. Il s’agit de construire un socle identitaire commun — un système de valeurs, de références et de symboles partagés. L’objectif : fédérer les générations autour d’un projet national pour en assurer la pérennité.

Rien de plus logique, par conséquent, à ce qu’un régime totalitaire cherche à s’emparer de la mémoire. Celle-ci donnant accès à l’intimité de la personne, il devient alors possible d’aplanir les différences au service de l’idéologie. Car le propre de cette dernière n’est-il pas de viser l’uniformité ? N’est-ce pas là d’ailleurs le sens du mot « communisme », qui enracine dans le commun la pensée unique ?

C’est ce que décrient aujourd’hui des peuples longtemps soumis au diktat soviétique. Après le temps de la soumission est venu celui de la libération. Mais les autorités condamnant l’héritage russe à l’Est de l’Europe ne font-elles pas elles-mêmes usage d’une forme de manipulation ? Employer la loi pour influencer l’intime ne revient-il pas à marcher dans les pas du totalitarisme ? Le commun n’a-t-il pas du reste besoin, pour exister, d’être institué ?

La mise en musée immédiate d’évènements et de situations polémiques dans certains pays d’Europe de l’Est comme l’Ukraine, la Biélorussie ou la Lettonie semble abonder dans ce sens. Bouleversements incessants des frontières, manipulation du passé culturel, conflits destructeurs et vagues artistiques sont autant de terreaux sur lesquels se bâtissent les nouveaux impératifs.

Dans le Donbass et ailleurs, des hommes et des femmes sont en quête d’identité et de repères. Le musée, collectif ou individuel, public ou intime, devient le lieu d’une réappropriation urgente du passé.

Photographie issue de la série Monumental Propaganda par Donald Weber

Reconstruire le commun après la chute des effigies

Il y a fort à y parier : les marqueurs officiels d’une culture saisie à un temps t renseignent tant sur l’institution que sur l’individu. Les partisans de la mémoire officielle se trouvent dans les rangs de politiciens ambitieux comme dans les foyers en quête d’autorité. À un mythe correspond un fantasme.

Au demeurant, le défi est de taille. C’est une révolution culturelle, sociale et géopolitique qui s’opère dans les territoires éprouvés par la domination russe. Pendant des décennies, l’idéologie a contribué à former l’identité des citoyens. La question qui se pose alors pour ces derniers est la suivante : comment reconstruire le commun après la chute des effigies ? Comment se constituer face au chaos culturel et au déni de l’histoire ?

Sur les ruines du totalitarisme, un nouveau modèle reste à ériger.
Des statues d’antan, il ne reste désormais que le socle. Surmonté de nouveaux héros ou laissé à l’abandon, le piédestal ponctue paysages urbains et ruraux, comme pour rappeler que l’homme est animal de symboles⁴.

Ce dernier semble pris dans un paradoxe. Condamné à se construire à l’aide de figures extérieures, il a pourtant charge de fabriquer ses propres idoles. Conteur, l’homme se conte à travers sa narration. Mais y a-t-il là contradiction ? Si l’on veut bien y réfléchir, tout musée n’est-il pas individuel ?

Si l’on peut soutenir que l’effigie précède la croyance, l’inverse paraît également vrai : il n’est de valeur que créée par l’homme.
« Dieu est mort », affirme Nietzsche. Mais ne nous reste-t-il pas à chérir la multiplicité des croyances qui fait le propre de l’humain ? N’est-ce pas le besoin de croire qui au fond nous rassemble ? Si l’enjeu est de créer de nouvelles valeurs, que faire de cette histoire qui encombre et fait pourtant partie intégrante de notre identité ?

Les récits étant généralement ceux des vainqueurs, la tentation est grande d’appréhender l’histoire par le soupçon, sinon le déni. Mais tirer un trait sur cette dernière, c’est s’ôter la possibilité de reconstruire. Peut-être nous faut-il chercher « le sens de l’avenir dans le passé et le sens du passé dans l’avenir⁵ ». La personne que j’étais laisse son empreinte sur celle que je serai. Celle que je serai devra, pour advenir, négocier avec celle que j’étais.

Tel est le défi de la résilience⁶. Aidant à surmonter le traumatisme, cette dernière n’efface rien, mais prend au contraire acte pour supporter et continuer. Il appartient à l’homme de s’approprier les traces violentes du passé pour se remémorer ses victoires et y puiser ses forces.

Photographie par Joao Bolan

L’expérimentation étant impraticable en histoire, il est impossible d’en extraire des lois scientifiques. L’idée d’une mémoire officielle détentrice de la vérité est donc insatisfaisante. Pour autant, elle nous renseigne sur une page complexe de l’histoire — celle qui s’écrit à l’Est de l’Europe à mesure qu’elle se vit, même lorsqu’elle se nie.

Impuissant à expliquer, l’historien est voué à raconter. Ce dernier est en chaque humain interrogeant son rapport au temps. L’histoire est partout, à chaque instant, et les musées dans lesquels elle se déroule ne sont autres que nos villes, nos campagnes, nos foyers. Il existe autant d’histoires et de mémoires que de consciences. La pluralité empêchant la définition, comment ne pas se poser la question suivante : l’histoire existe-t-elle — et, partant, l’enquête qu’elle représente a-t-elle un sens ?

Tendant à revivre un hier à jamais inaccessible, la mémoire ouvre du reste l’accès à un intemporel. Poser la question de la mémoire, c’est ainsi poser celle de la continuité. Si l’histoire désunit et estompe, le souvenir réunit et prolonge, ravivant parfois l’expérience d’une intensité décuplée. Ce qui nous est donné dans le souvenir, c’est donc la possibilité d’enrichir le passé.

La mémoire cherche, mais elle crée en même temps, ajoutant à l’épaisseur du souvenir celle d’une âme en constante mutation. C’est là toute l’ambiguïté de la réminiscence, qui croit trouver à mesure qu’elle invente.

Bien plus qu’une simple restitution, la mémoire est acte de création. Par-delà ses insuffisances et malgré les douleurs qui l’accompagnent, elle est l’endroit d’un positionnement. Sans accorder cette liberté à l’individu, la société se nie elle-même, manquant de représenter la diversité dont elle est issue.

Lorsque les statues soviétiques sont déboulonnées, c’est un peu de la vie des anciens que l’on efface — et leurs combats que l’on condamne à l’oubli. Face aux blessures de l’histoire, il est donné à chacun d’écrire son identité et son rapport symbolique au passé.

Terminons pour l’heure avec les mots de Simone Weil, tirés de L’enracinement⁷ :

« Il serait vain de se détourner du passé pour ne penser qu’à l’avenir. C’est une illusion dangereuse de croire qu’il y ait même là une possibilité. L’opposition entre l’avenir et le passé est absurde : l’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c’est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner, il faut posséder, et nous ne possédons d’autre vie, d’autre sève, que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous. De tous les besoins de l’âme humai-ne, il n’y en a pas de plus vital que le passé »

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Mai Anne Bénédic
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Art director • Copywriter • Creator of nonverbal language Speechless | somehow-studio.com #DeepAdaptation #Collapsosophy #Ecopsychology #Ecofeminism #Reclaim